La page blanche (Alpha)

Il plissa aussitôt les yeux après les avoir ouvert, éblouit par la lumière du soleil. Pendant un instant il fut bien incapable de discerner quoi que ce soit autour de lui. Des bruits lui parvenaient aux oreilles mais semblaient lointain, lui donnant l’impression d’être enfermé dans une bulle de plastique. Il finit par lever la main jusqu’à son front pour se protéger les yeux. Les cris des mouettes et des goélands se mélangeaient en une musique épouvantable. Ils gueulaient encore plus fort qu’un groupe d’hommes qui se disputaient violemment un peu plus bas. Tout s’agitait autour de lui contrairement à la mer qui était d’un calme apaisant.

(Bon…) Le jeune garçon resta assit, incapable de bouger, trop médusé pour réussir à faire quoi que ce soit (Je faisais quoi, déjà?) dans l’instant présent. Machinalement il chercha les poches de sa veste avant de se rendre compte, baissant le nez, qu’il n’en avait pas. Il s’étonna de s’en étonner puis s’installa un peu plus confortablement contre son dossier de fortune (Je suis où, là?). Adossé contre des marches qui donnaient sur la boutique d’un boucher à en juger par la devanture, il ne se sentait pas de bouger tout de suite. Cette sensation de vide l’épuisait trop pour qu’il puisse même prendre la décision de faire le moindre mouvement. Ce n’était pas le vide laissé par l’épuisement. Plutôt celui qu’avait dû ressentir Alice une fois qu’elle avait atterrit au bout du terrier. Tout était un énorme et même point d’interrogation.

Après plusieurs minutes à observer un point imaginaire qui flottait sur l’horizon il se leva enfin, marmonnant pour se donner du courage. “Je ferais mieux de rentrer. Un gosse à moitié édenté et plutôt moche qui devait attendre sa mère le regarda avec insistance et il fut incapable de deviner à quoi pouvait bien penser le morveux sous sa tignasse dégoûtante. A la place il fit trois pas, s’arrêta pour regarder la petite rue grouillante d’activité (C’est où chez moi?) et baissa les yeux. Il était pied nue, ses ongles étaient noirs, ses orteils barbotaient dans une bouillasse immonde et soudain ses malheurs semblèrent bien plus lourds à porter. Se décollant avec une grimace de dégoût de sa flaque pâteuse le garçon fit encore quelques pas incertains, errant dans quelques mètres carrés sans oser trop bouger. Les gens allaient et venaient, les mouettes gueulaient presque aussi fort qu’eux. Pourquoi est-ce qu’il y avait des mouettes ? Pourquoi est-ce que tout le monde semblaient sortir des décors du film de Polanski ?

Depuis quelques secondes maintenant il observait d’un oeil hébété un jeune homme dont le visage sympathique le démarquait pas mal de ses voisins. Sans réfléchir (son cerveau tournait à vide de toute façon) il franchit en quelques enjambées la petite distance qui les séparait et attrapa son bras. “Excusez-moi... On est au Puy du Fou ? Son visage entier exprimait l’incompréhension du monde qui tournait autour de lui, l’ahurissement total.

Alpha se promenait sur le port. Il avait laissé ses camarades du pavillon pirate qui au bar, qui dans les commerces. Le capitaine n'avait pas parlé d'un nouveau voyage, pas dans l'immédiat en tout cas. Ils allaient rester ici un petit moment, au moins le temps de la course à la Fontaine de Jouvence. Les pirates y tenaient et le capitaine ne pouvait pas le leur refuser. Lui même allait se joindre aux festivités et regagner quelques années de vie.

Depuis son arrivée au port, Alpha avait déjà pu profiter de l'accueil chaleureux de la maison de passe ou de la générosité du tavernier lorsqu'on y mettait le prix. Il avait dépensé une bonne partie de son dernier butin mais par chance le Nameless avait amassé suffisamment d'or pour que chaque pirate ait une part plus que satisfaisante une fois les réparations pour le navire faits.

Alpha était tranquillement sur le port, allant d'un point A à un point B lorsqu'un gars douteux l'accosta, lui volant presque son bras - s'il avait eut un bras en bois il n'aurait pas été étonné de voir le gamin s'enfuir avec -.

- Le seul fou ici c'est toi. Et il doit y avoir un puit un peu plus loin, près du début de la jungle.

Il l'observa vite fait. Il était dans un piteux état, il en avait pitié.

- Est-ce que ça va ?

Le gamin - qui était à peine plus jeune que lui - devait avoir un peu trop abusé de l'alcool la nuit dernière. D'ailleurs il semblait complètement dans les vapes, comme s'il venait de se réveiller. Pourtant, dormir dans les rues était interdit par le Maire.

La jungle. Donc maintenant il y avait une jungle. Il lui lâcha le bras, laissant le sien tomber piteusement contre sa cuisse. Si c’était un employé du parc il était vraiment très dévoué à sa cause. Mais le garçon chassa bien vite cette idée absurde, observant les bateaux qui poussaient dans le port comme des coquelicots dans un champs. L’idée du Puy du Fou était stupide. Peut-être qu’il était tombé chez ces tarés qui voulaient vivre loin de toute technologie en suivant des règles et protocoles stupides et bizarres, alors ? Ce n’était pourtant pas très courant de là où il venait. Avec un profond agacement plus qu’une terrible panique il réalisa qu’il n’avait absolument aucune idée de l’endroit d’où il venait. Juste que ce n’était pas … ça.

Il acquiesça rapidement à sa question, le regard fuyant vers les alentours (et s’accrochant sur un homme à la carrure impressionnante qui devait bien faire deux mètres…) avant de tourner de nouveau le visage vers lui. “On est où?” Il marqua une courte pause. “ On est bien à-le...em…” il avait le nom sur le bout de la langue, il en était sûr. De la ville ou du pays. De quelque chose. Le garçon grimaça, agacé par le trou noir qui aspirait toutes ses pensées, toutes les choses évidentes qui était à presque portée de main mais pas tout à fait. “Dans….dans quel pays?”

Alpha eut un mouvement de recule avec la tête en constatant que ce type était totalement à l'ouest. Il avait définitivement abusé de l'alcool, et pas que de l'alcool. Alpha regarda autour de lui, essayant de voir si quelqu'un venait à leur rencontre. Personne ne semblait se préoccuper du jeune homme. Est-ce qu'il avait été enlevé par une ombre et lâché sur le port ? En général ce n'était pas tout à fait comme ça que ça se passait mais pourquoi pas... Ou le gamin oubliait tout comme le vieux fou du port ? C'était possible aussi, bien qu'il n'avait pas l'air d'avoir le même âge. Que la mémoire du jeune garçon fonctionne autant de travers que le vieux croulant incapable d'aller seul aux toilettes n'était pas vraiment envisageable, surtout qu'en dehors de ça il semblait en bonne santé.

- On est au Pays de Nulle Part, sur la Baie des Pirates. Ca te dit quelque chose ? C'est quoi ton nom ?

Il connaissait peut-être la famille du jeune garçon. S'il était un peu attardé peut-être seraient-ils contents de le voir revenir sain et sauf, ou au moins sauf.

La réponse du type qu’il avait en face de lui lui tira un froncement de sourcils pour accompagner son regard suspicieux. La Baie des Pirates ? On nageait en plein délire ou il se foutait royalement de sa gueule. Et bientôt il allait lui apprendre qu’il s’appelait Long John Silver et qu’il n’allait pas tarder à embarquer sur l’Hispaniola ? Son regard glissa sur les pieds de son interlocuteur. Il avait bien deux jambes et pas de béquille en vue. C’était déjà ça.

Il se passa une main sur le visage et constata qu’il était en sueur. Rejeter la faute sur la température lui sembla très bien. Il déglutit difficilement et secoua la tête piteusement. “Je… euh…” Il battit des cils pour empêcher ses yeux de se remplir de larmes. Ce n’était pas le moment. Pourtant il n’avait plus d’identité, il n’était plus rien. Toutes les questions les plus simples restaient sans réponse. “Je sais pas !” Son ton sonnait comme une défense face à une reproche sévère. Il se sentit petit et beaucoup trop vulnérable. Le garçon renifla, plissant le nez ce qui lui donnait une expression renfrognée. “Je sais plus... J’ai oublié.” Comme un gamin à qui la maîtresse vient de poser une question d’une simplicité enfantine, prit en flagrant délit de crétinisme profond. Après un bref instant d’hésitation il reprit la parole, à peine audible, d’une voix ayant perdu toute son impétuosité passagère : “T’es… Vous êtes un pirate? ” Il ne voulait pas trop y croire, ayant l’impression d’entrer dans le jeu d’un plaisantin en pleine caméra caché.

Alpha éprouvait définitivement une certaine pitié pour le garçon. Il semblait paniqué par son propre manque de connaissance, ce qui signifiait que peut-être ce n'était pas habituel chez lui. Ou alors il se mettait toujours dans cet état la. Comment est-ce qu'on pouvait oublier son nom ? Celui des autres pourquoi pas, celui de son propre fils était tout à fait envisageable - c'était d'ailleurs pour ça que son père lui avait donné un nom mnémotechnique et pas un vrai nom - mais le sien ? Etait-ce réellement possible ? De toute évidence : oui.

Alpha pousa la main sur le haut du front du garçon, soulevant ses cheveux pour voir s'il n'avait pas une blessure. Un sale coup sur la tête, un peu de sang, et il comprendrait très bien pourquoi l'enfant ignorait autant de choses. Cependant il ne vit rien de la sorte. Il le lâcha.

- Tu peux me tutoyer. Et oui, je suis un pirate. Tu veux en devenir un ? Ne pas avoir trop d'attache au sol est un critère assez courant chez nous. Notre quartier-maître cherche toujours de jeunes recrues. En plus notre navire t'ira comme un gant, lui non plus n'a pas vraiment de nom.